Faire une télévision dans la rue

voilà l’invitation des Yeux de la Ville. Des ateliers de télévision nous en avions fait beaucoup, dans des théâtres, des écoles, des centres de loisirs. Jusqu’ici nous n’avions déployé notre studio qu’en lieux clos que nous ouvrions au public au moment de l’émission en direct. Emporté par notre enthousiasme nous avons accepté l’offre des Yeux de la Ville tout en nous demandant quelque temps plus tard si nous n’étions pas fous. Fous de déballer dans la rue notre outil de travail, ce studio difficilement constitué au fil des ans. Fous d’exposer toute cette technologie aux intempéries. De plus, créer une émission de télévision exige, de la part des jeunes, beaucoup de concentration, comment pourrons-nous l’obtenir dans l’espace ouvert de l’agitation urbaine. Lorsque j’entraîne les jeunes à la présentation de l’émission, nous nous isolons. Comment oseront-ils parler dans un micro, révéler leurs maladresses, recommencer et recommencer encore, alors qu’inévitablement les gens de la rue s’attrouperont autour d’eux ? J’étais pleine de doute et je me demandais si nous n’avions pas accepté trop rapidement un projet totalement irréalisable.

Dans chaque lieu, trois jours avant que les jeunes arrivent, nous nous implantons. Nous plaçons le stand à frite transformé en studio et notre vieux bus qui sert à la fois d’entrepôt de matériel et d’habitation. Nous déballons cafetière et camping-gaz et commençons à monter le grand écran sur lequel sera projetée l’émission. Entre charger les accus des caméras, cuire les spaghettis, préparer les jingles, nous discutons avec les gens, leur expliquant ce nous sommes en train de faire. Pourquoi vous ne passez pas un film ce soir ? Cinéma, c’est quand le cinéma ? Est-ce que vous aller faire tard ? Est-ce que ça va faire du bruit ? Pourquoi est-ce que vous ne prenez que des jeunes ? Il n’y en a que pour eux. Je suis sûr que les vieux aimeraient aussi faire de la télévision. Par exemple une émission sur la mémoire du quartier. Vous allez nous faire à manger ce soir ? Vous vendez combien le plat du jour ? T’aurais pas une clope ? T’as pas une piécette? T’as pas quelque chose à fumer ? Tu pourrais pas me filer ton natel, j’ai plus de crédit et je devrais appeler ma copine. J’serais pas là jeudi, mais ça passe quand sur la TSR ? Pas de TSR, ce sera juste comme ça, une émission en direct et en public pour les gens qui viendront ici, dans la rue jeudi soir, un truc éphémère.

Chaque place a sa couleur, son atmosphère, ses habitudes, ses odeurs et ses bruits. Place du Petit Jacob, une sorte de non-lieu. Plus de voitures sur cet emplacement réservé jusqu’ici au parcage. Mais les gens ont pris l’habitude de passer sans s’arrêter et c’est un peu comme si leurs yeux n’avaient pas encore perçu le changement. Nous avons un peu l’impression d’être invisible. Pourtant Sahar, notre voisine, de son stand de cuisine pakistanaise, s’applique, dès le matin à embaumer l’air de senteurs orientales. Le soleil tape dur sur cette place dépourvue d’arbre. Et les jeunes, comme des autruches, glissent leurs têtes dans les cartons qui servent de pare-soleil aux écrans d’ordinateurs, ou profitent de la nuit pour monter leurs sujets jusqu’à l’heure du dernier tram. Nous sommes le soir de l’émission, il est temps de mettre en place le plateau, d’installer la sono, de monter les projecteurs, les reportages sont « dans la boîte ». Mais l’orage approche, de gros nuages noirs, les premières gouttes. Il faut attendre. Les jeunes sont survoltés. Entre pluie et accalmie, nous poursuivons le montage, couvrons et découvrons les projecteurs. Faudra-t-il annuler ? Mais ils veulent tellement leur émission, elle doit se faire ! On essaie tant bien que mal, quand le ciel nous accorde une trêve, de faire une pseudo émission à blanc. Les spectateurs arrivent, attendent, observent. On chauffe doucement les projecteurs, on place toutes les caméras en rang serré sous le toit ouvrant de la roulotte et c’est sous la pluie qu’on lance le jingle. Quelques concessions à l’esthétique, un peu de retard, mais c’est ça le direct et vive la performance !

Place St-François. Les cloches de l’église s’appliquent à ponctuer le temps sans se laisser troubler par les sirènes des ambulances filant vers l’hôpital. L’alternance de la chaleur et des orages avive l’odeur du parc à chien. Sur les bancs, à l’ombre des arbres, des vieux discutent, d’autres font la sieste ou s’arrêtent, généralement plus attirés par notre cafetière italienne que par notre déploiement technologique. Cafetière de toutes les convoitises, un matin, sortant du lit, mal réveillés, nous découvrons sa disparition. Ce sera l’unique objet volé. La Place St-François a pour nous un goût de douloureuses histoires de couples : une femme cherche son mari, une autre un certain Pascal, des cris, des pleurs…

St-François est une place 5 étoiles ! Nous pouvons nous connecter à Internet sur le compte de je ne sais quelle antenne WIFI. Le grand luxe ! les jeunes peuvent faire des recherches pour leurs reportages, on reçoit nos mails qui nous apprennent qu’il y a de nombreuses inscriptions pour la rue des Gares. Pour l’émission de ce soir, nous n’avons pas la clé nous permettant d’éteindre l’éclairage public, il faut bricoler un cache en alu pour le lampadaire qui illumine notre écran.

Rue des Gares, nous sommes dans la zone de fracture entre l’îlot 13 et la poste. Ces mondes se font face, la rue est la partie d’échec de leurs luttes territoriales. Au matin, au sortir du bus, mal réveillé et pas encore lavés, nous faisons à chaque fois l’étonnement des voyageurs pressés tirant leurs valises à roulettes. J’offre un sourire un peu gêné au balayeur qui doit, pour quelques jours, nettoyer notre « salon ». Les habitués des bistrots nous font face, ceux du quartier, les employés de la gare et ceux qui, le soir, tentent d’obtenir une dernière tournée avant la fermeture et qui, en quittant les lieux, nous font don de leur vision du monde alourdie par l’alcool. Le lieu nourrit l’inspiration, une équipe de reportage enquête sur les squats, une autre crée une fiction autour du Café de l’Union. Et puis, il a ce mec dont j’ai oublié le nom, mi-Suisse, mi-Erytréen, toujours bourré, toujours curieux. Va te coucher, je ne comprends pas ce que tu veux dire, t’expliquera ça demain ce sera plus facile quand tu auras dormi un peu. Mais il insiste et nous parle de ses peurs… Lui qui ne cesse de pointer l’index vers les gens en lançant des regards noirs de ces yeux exorbités a peur. Depuis longtemps les TGV et le Pablo Casals.ont cessés de ronfler, autour de nous le silence s’amplifie, il est temps d’aller dormir. Le lendemain a notre réveil, il est là, il a dormi sur le banc. C’est notre dernier matin dans la rue et nous n’avons pas la gueule des grands jours, bien que fatigués, la fin du projet nous attriste et il faut encore trouver le moyen de caser dans nos véhicules tout cet étalage de matériel qui envahit la rue. Il s’approche de nous, nous aide, accroche la roulotte. On se dit au revoir. C’est avec lui que se termine notre occupation de la rue.