Article par Tamara Bongard, Magazine Culture, La Liberté du 11 janvier 2025

Un mur d’écrans filme le visiteur, le démultiplie, diffuse son image à des rythmes décalés comme un kaléidoscope. Il s’observe alors sous toutes les coutures et se sent observé. Il se demande si son activité nourrit l’énorme ordinateur qui se trouve à côté. Il peut pénétrer dans ses circuits, éclairé par les boutons clignotant en tous sens. Une forêt de câbles le cerne, des tuyaux l’entourent. Il fait désormais partie de la machine, dans un univers futuriste vu par le passé. Il se croirait projeté dans les longs-métrages Terminator ou Brazil. Soudain, il est sur ses gardes.

Il ne craint pourtant rien dans cette foisonnante installation. Elle fait partie du projet multimédia que Michael Egger déploie à Friart jusqu’en mars. Avec l’exposition Feedback Follies, la Kunsthalle accueille le résultat de 25 ans de travaux du projet Anyma mené par le Fribourgeois, à la croisée de l’art, de l’ingénierie et du bricolage génial. L’inventeur d’univers visuels s’est souvent impliqué au niveau local et social, notamment avec Telooge, la télévision basée dans le quartier de l’Auge et qui est née de Street TV. Mais on a aussi croisé son travail sur des scènes de théâtre ou dans des expositions, par exemple il y a deux ans au Musée de la main, à Lausanne, où son gigaordinateur contrebalançait l’immatérialité de l’intelligence artificielle.
Culture du partage
«L’obsession de Michael Egger est de pouvoir jouer d’un instrument qui serait un synthétiseur vidéo», expliquait Nicolas Brulhart, le directeur artistique de Friart, lors de la visite de presse. «J’ai fait du numérique il y a 20 ans, quand c’était neuf. Aujourd’hui, je préfère travailler avec des machines faites maison! Les ordis ça plante encore, et ça rame…» a précisé l’artiste, tout en s’activant autour de ses créations. Et cette envie ne s’est pas éteinte avec les années. Au contraire. Ainsi, il a lui-même fabriqué les spots qui éclairent l’exposition dans la Kunsthalle fribourgeoise. «Je dois tout faire moi-même», a-t-il reconnu en montrant un exemplaire de lumière pour mettre en évidence son travail. Il a ainsi imaginé l’éclairage dont il avait besoin, qu’il a ensuite imprimé en 3D. «Tout sera publié en open source pour que tout le monde puisse le faire», dit celui pour qui la culture du partage n’est pas un vain mot. Nicolas Brulhart voit même une attitude rebelle dans cette contradiction entre le bricolage et le monde des médias.
En filigrane du travail de Michael Egger, on perçoit aussi l’humour et l’illusion puisque l’art c’est l’artifice, selon les termes de Nicolas Brulhart. Cette exposition est ainsi composée de cinq ou six installations multimédias qui se répondent ou ont l’air de le faire. En réalité, le gigaordinateur à l’entrée ne calcule qu’une chose: les probabilités de gagner au jeu du morpion. Sur un petit écran, on voit des ronds et des croix qui essaient de s’aligner par groupe de trois. C’est un bien gros appareil pour traiter des données si ludiques, comme si Deep Blue avait abandonné les échecs pour un hobby moins cérébral. Mais il y a aussi des bidules, des lumières, des tuyaux et des machins qui ne servent à rien, à part à confirmer notre façon d’imaginer un puissant computer.
Une illusion
Plus loin, on perçoit encore l’esprit taquin de Michael Egger. Des bobines de Super8 tournent pour diffuser un petit film qu’avait réalisé le Fribourgeois en guise d’examen d’admission à l’école de cinéma de Zurich. Où il a été refusé. En observant de près ce projecteur à l’ancienne, un doute s’immisce. L’artiste le confirme: il s’agit d’une construction en bois dans laquelle se cache un beamer tout ce qu’il y a de plus moderne.
Dans Feedback Follies, la réalité bouscule l’imaginaire, le prévisible et l’aléatoire se côtoient. «Le monde fonctionne comme ça. Le contrôle est une illusion. J’aime me confronter au hasard et à l’incontrôlable», dit Michael Egger. Plus loin, il indique une table de mixage qui permet de régler 12 sources d’images, de sons ou de n’importe quoi d’autre. Ça n’existait pas, alors il l’a fabriquée. Elle permet de construire en direct une œuvre faite pour les yeux et les oreilles, un projet synesthésique et médiatique dont les images proviennent des aléas de l’instant.
« J’ai fait du numérique il y a 20 ans, quand c’était neuf. Aujourd’hui, je préfère travailler avec des machines faites maison! »
Michael Egger
Cette envie de tout faire par soi-même finit par titiller nos propres méninges, qui phosphorent mine de rien. Des dizaines de circuits balancés en vrac dans une vitrine illustrent les tentatives avortées, les composants électroniques qui ne fonctionnaient pas, qu’il a fallu améliorer, refaire… Ils matérialisent ce domaine informatique qu’on peine parfois à appréhender. Ils font mentir l’obsolescence programmée et recyclent nos préjugés en intérêt pour ce monde supposément binaire.
Jusqu’au 2 mars 2025 à Friart, Fribourg.